Luc Brunet – 23 Décembre 2024
À l’approche de la fin de l’année 2025, j’ai décidé de tenter d’écrire mon dernier article de l’année.
J’utilise le terme « tenter », car l’article sera principalement axé sur la situation au Moyen-Orient, un sujet très délicat. Écrire sur cette région offre de multiples occasions de passer à côté de l’essentiel et de commettre des erreurs qui pourraient sembler ridicules dans un an ou deux.
Je prends ce risque, mais je vais essayer d’éviter les analyses détaillées ou les prévisions drastiques. Je vais plutôt souligner quelques éléments des informations disponibles pour aider chacun d’entre nous à se faire une opinion sur les événements récents, à mieux comprendre ce qui est en jeu, et à avoir une idée des développements futurs dans la région, basés sur des observations générales de haut niveau.
Tout d’abord, je voudrais souligner quelque chose que les médias officiels, en particulier en Occident, semblent soigneusement ignorer. Comme pour de nombreux pays qui ont été « déstabilisés » ou « libérés », par exemple l’Afghanistan, la Libye ou l’Irak, le résultat est toujours le même : des milliers ou des millions de personnes perdant tout ce qu’elles ont, et souvent perdant leur vie. La Syrie passe d’un pays relativement sûr, où diverses communautés vivaient ensemble en paix, à un pays dirigé par d’anciens membres de l’État islamique désormais en costume et parlant pour plaire aux puissances occidentales.
Mais des violences ont déjà été signalées et nous pouvons avoir de sérieux doutes sur la rapidité avec laquelle cet endroit pourrait devenir un véritable enfer sur Terre. Un fait me pousse à penser que la situation évoluera mal : la décision d’Israël de dépenser beaucoup d’argent pour annihiler la plupart des armes que le nouveau gouvernement aurait héritées de l’armée d’Assad. Cela en dit long sur la confiance à long terme qu’Israël accorde à ces dirigeants, même à ceux qui affirment maintenant qu’ils respecteront les droits de l’homme et ne permettront jamais à quiconque d’attaquer Israël depuis le territoire syrien. Il semblerait que le Mossad ne s’attende pas vraiment à ce que la Syrie devienne une nouvelle Jordanie !
Un autre fait soutient mon opinion : la libération de milliers de combattants de l’EI qui étaient enfermés dans les prisons d’Assad. Au fait, ils ont été libérés vivants, et non retrouvés en morceaux comme beaucoup s’y attendaient, croyant à la propagande anti-Assad! Non, les prisons d’Assad n’étaient pas des camps de concentration…
Revenons maintenant à l’approche de haut niveau dont j’ai parlé.
Qui sont les acteurs clés maintenant ?
Les nouveaux dirigeants de la Syrie (ou ce qu’il en restera) sont clairement liés à la Turquie et au régime d’Erdogan, bien qu’ils aient également des connexions étroites avec le Qatar. Ils ont commencé leur opération militaire depuis la partie de la Syrie qui était sous contrôle turc. Ce faisant, Erdogan a poignardé dans le dos à la fois la Russie et l’Iran, puisque les deux pays soutenaient Assad. Perdre ce qu’il restait de confiance du côté russe n’est pas une bonne nouvelle pour Erdogan.
Nous pouvons nous attendre à ce qu’Erdogan utilise sa nouvelle position de force pour développer son projet de nouvel empire ottoman. Il saisit également l’opportunité de progresser dans la destruction des éléments anti-turcs au sein du groupe ethnique kurde, lequel est lui-même protégé par les États-Unis. Je ne serais pas surpris que les États-Unis deviennent très préoccupés par l’avenir des territoires qu’ils occupent dans la région kurde, l’endroit même où ils volent le pétrole syrien depuis de nombreuses années – d’ailleurs, c’est l’une des raisons pour lesquelles le régime Assad s’est effondré économiquement.
En résumé, la Turquie a également perturbé les intérêts américains dans la région, et toute action contre les Kurdes (que ce soit par la Turquie ou par les nouveaux maîtres de Damas) irritera serieusement les Américains.
Que peuvent faire ces acteurs à moyen terme ?
Commençons par les perdants apparents des événements récents.
L’Iran a perdu un allié majeur et, avec le récent mouvement d’Israël dans le territoire syrien et la destruction de l’armée syrienne, il est également beaucoup plus vulnérable aux actions militaires israéliennes. Si l’on ajoute à cela un niveau croissant de méfiance envers le nouveau président en Iran, je ne serais pas surpris de voir l’Iran jouer un profil bas au cours des prochains mois, attendant que les autres acteurs dévoilent leurs cartes. Mais encore une fois, il existe plusieurs groupes en Iran ayant des agendas différents, donc une surprise n’est pas exclue.
J’attends également de la Russie qu’elle reste discrète et qu’elle se concentre sur un objectif principal : maintenir ses bases militaires sur la côte méditerranéenne de la Syrie.
Maintenant, les vainqueurs locaux apparents, la Turquie et Israël.
Ici, nous voyons une compétition interessante entre deux projets et visions mégalomanes, avec Erdogan poussant pour une nouvelle version de l’empire ottoman, et des extrémistes en Israël rêvant de la « Grande Israël », deux projets couvrant dans une certaine mesure la même région géographique.
Les deux projets cherchent en effet à capturer la même terre et disposent de tout ce qu’il faut pour entrer dans une phase de confrontation, d’abord émotionnelle, puis militaire, si les responsables ne reviennent pas à la raison. Le fait qu’Israël lui-même ait été une partie de l’empire ottoman rend la compétition entre les deux projets encore plus radicale.
Autres pays de la région
Le Liban est bien sûr dans une position dangereuse maintenant, comme il l’a été presque constamment au cours des 60 dernières années. Il faisait également partie de l’empire ottoman et pourrait passer d’une domination basée en Iran (à travers le Hezbollah) à une domination turque. La Jordanie est probablement également concernée. Ils connaissaient bien Bachar, mais doivent encore découvrir ce qu’il y a dans la boîte de Pandore qui a été ouverte en Syrie.
C’est en effet la question majeure, qui nécessitera quelques mois pour être résolue : qui sont les nouveaux dirigeants de la Syrie ? Font-ils le jeu de la Turquie, d’Israël, du Qatar ? Ou vont-ils renvoyer tout le monde chez eux et mettre en place un califat takfiriste ?
La question de leur capacité à survivre est également pertinente, et le fait qu’ils aient licencié la plupart des militaires d’Assad me rappelle l’erreur commise par les États-Unis en Irak après la chute de Saddam, quand ils ont renvoyé son personnel militaire, qui s’est rapidement organisé en opposition armée au nouveau régime.
Nous sommes passés d’un Moyen-Orient semi-contrôlé et à moitié prévisible à quelque chose d’encore plus risqué. 2025 peut commencer !
Luc,
Qui à part toi pourrait avoir de la nostalgie pour le régime syrien qui vient de tomber?
Bashar Assad a causé la mort de plus de 500.000 Syriens, dans une guerre civile cruelle en utilisant des armes chimiques sur ses propres compatriotes. Ce médecin qui est devenu un boucher, c’est lui pour qui tu as de la nostalgie? Personne en Syrie ou dans le monde arabe ne voulait de lui. Sauf ses mercenaires ou les Russes et les Iraniens qui l’ont soutenu pour leurs propres intérêts puis l’ont laissé tomber comme une vieille chaussette quand ils n’en avaient plus les moyens. Décrire la Syrie d’avant l’éviction de Bashar Assad comme « un pays relativement sûr, où diverses communautés vivaient ensemble en paix » relève d’une vue de l’esprit. Bashar Assad ne controlais qu’une partie du territoire syrien, c’était un dictateur sanguinaire comme son père, qui maintenait l’hégémonie alouite pourtant très minoritaire.
Certes, on ne sait pas encore ce que feront les nouveaux maîtres de la Syrie : peut-être pire peut-être meilleurs.
Israël vient de détruire en quelques heures, sans pratiquement aucun effort ni opposition, l’aviation, la marine et les usines d’armes chimiques syriennes, car l’armée de Bashar Assad s’est dilué en un clin d’oeil. Ces opérations diminuent ainsi le potentiel de nuisance qu’ils auraient pu générer s’ils étaient tombés entre les mains d’irresponsables.
Ceci fait suite à la destruction en 2007 par Tsahal de la centrale nucléaire que Bashar avait développé avec les Nord Coréens, et à la destruction en 1981 de la centrale nucléaire Osirak achetée aux Français par l’Irak de Saddam Hussein. Dans les deux cas, Israel a supprimé deux menaces nucléaires aux mains de dictateurs.
Pour Assad, le Liban faisait partie de la Syrie. Ce danger est ainsi écarté.
Je note que l’état d’Israël n’est jamais intervenu dans la guerre civile syrienne pour soutenir soit Bashar Assad soit ses adversaires, se contentant de tenter de détruire les livraisons d’armes iraniennes destinées au Hezbollah et transitant par la Syrie. L’affaiblissement de cette milice chiite producteur de drogues permettra peut-être aux Libanais et aux Syriens de redevenir maîtres de leur avenir sans l’hégémonie de puissances étrangères.
Il faut donc que les Russes et les Turcs se retirent de la Syrie. Si un régime syrien stable et non djihadiste – je n’ose espérer démocratique – voit le jour, Israël se retirera des quelques postes frontière qu’elle vient d’investir. Ce sera plus dur de déloger l’armée turque qui ne veut pas d’un Kurdistan à ses frontières. Que deviendront les Kurdes ? Je ne sais pas.
Luc tu affirmes que les Etats-Unis volent le pétrole syrien. Je ne sais pas. Que faisaient donc les Russes en Syrie ? Coopérer en agriculture ? Protéger un dictateur ? S’assurer une base militaire sur la Méditerranée ?
Il ne reste plus à l’Iran des mollahs deux seules alternatives de nuisance dans la région : les rebelles Houthis au Yémen, et l’arme nucléaire.