Luc Brunet – 15 octobre 2020
Nous lisons régulièrement des articles ou des analyses utilisant le terme «les riches» pour identifier les personnes privilégiées au sein de la population. Le terme est cependant totalement abstrait et impossible à définir intuitivement, à la différence de termes comme «les personnes âgées» ou les «propriétaires de voitures».
En effet, la perception d ‘«être riche» a un sens très variable, et tout le monde est en quelque sorte à la fois le riche et le pauvre des autres. Une personne qui gagne 800$ par mois considère quelqu’un qui gagne 2,000$ comme étant riche. Ce dernier prétendra que les gens qui gagnent 5,000$ sont en fait les riches, alors que ceux là pensent qu’une personne qui gagne 10,000$ par mois est vraiment riche, et ainsi de suite.
Cet article tente de mieux définir ce qui doit être catégorisé comme «riche». Il s’appuie sur une définition traditionnelle d’un riche au 19ème siècle, lorsque le terme « rentier » était couramment utilisé en français, tel que défini par le dictionnaire Cambridge: « une personne dont l’argent provient d’investissements et qui n’a donc pas à travailler ». J’ajouterai également quelques commentaires sur les sentiments très émotionnels que les gens éprouvent lorsqu’ils parlent de « riches », largement basés sur mon expérience personnelle, ayant eu la chance d’avoir eu des relations amicales avec des personnes de toutes les catégories de richesse, de milliardaires a des personnes finissant chaque mois difficilement.
Partant d’une telle définition, essayons d’évaluer combien d’actifs sont nécessaires pour bien vivre, et avec des risques limités de perdre la plupart des actifs (donc en utilisant une politique d’investissement prudente), et sans nécessiter aucun type de revenus supplémentaires.
Au 19e siècle et pendant la majeure partie du 20e siècle, ces investissements étaient tous des éléments « tangibles », physiquement identifiables, comme les biens immobiliers, des fermes et forets, les sites de production, ainsi que les éléments non générateurs de revenus conservés pour la sécurité en cas de crise économique ou de guerre, comme des peintures, de l’or et des bijoux, etc. Bien sur aucun actif n’est sur a 100%, et la destruction d’un pays, une répression majeure contre une partie de la population par exemple peuvent détruire ces actifs. Rappelez-vous simplement ce qui est arrivé à une grande partie des riches Russie après 1917, ou aux riches juifs d’Allemagne après 1933.
Depuis le grand développement de la sphère financière en une entité numérique comprenant un ensemble d’actifs financiers en constante évolution, dont beaucoup sont très complexes et difficiles à comprendre pour les non professionnels, les actifs des riches ont beaucoup changé et dans la plupart des cas sont une combinaison d’actifs «physiques», comme l’immobilier et d’actifs «virtuels», reposant sur des portefeuilles d’investissement de différents niveaux de complexité, y compris des actions et des ensembles complexes de produits dérivés.
Voyons maintenant quel est le volume minimum d’actifs pour pouvoir vivre très confortablement et uniquement sur la base des revenus de ces actifs. Le cadre général pour cela est défini ci-dessous.
1- Tout d’abord, nous supposons que la richesse accumulée ne repose pas sur un héritage de parents riches, et provient donc uniquement des revenus personnels accumulés
2- tous les chiffres monétaires utilisés dans l’analyse sont des revenus nets après impôt, pour éviter les écarts dus aux politiques fiscales locales. Par exemple, 100,000$ de revenus nets nécessiteront environ 120,000$ de revenus bruts en Russie, mais environ 130,000$ en France pour une famille de 3, ou encore 145,000$ pour une personne seule.
3- Nous supposons que la personne atteint ce statut de « riche » vers 45 ans, et a commencé à accumuler des revenus après 25 ans, donc sur une période de 20 ans
4- Nous supposons que les revenus nets générés par ces actifs doivent atteindre 300,000$ par an pour avoir une vie confortable. Ce que nous appelons confortable ici inclut la capacité de voyager régulièrement, de payer pour l’exploitation de 3 biens immobiliers à usage personnel (voir ci-dessous), de voitures et d’un style de vie très aisé.
5- Nous supposons que les revenus générés par les actifs accumulés sont basés sur un rendement annuel de 3%. Ce chiffre peut bien sûr varier, mais nous avons exclu les investissements de type spéculation plus risqués, en gardant à l’esprit que la sécurité doit être maintenue au maximum. Le portefeuille d’investissement est également augmenté de 20% pour atteindre un meilleur niveau de sécurité, ce qui permet de maintenir le flux de revenus même avec 20% de mauvais investissements.
6- en dehors des actifs générateurs de revenus, nous supposons que les actifs suivants sont utilisés pour le confort personnel, et ne génèrent pas de revenus: une résidence principale, une résidence secondaire et une résidence a l’étranger, avec des valeurs respectives de 2M$ pour chacun des 2 premiers actifs, et 1M$ pour le troisième, ainsi que 500,000$ d’actifs en voitures et autres actifs non immobiliers
7- enfin nous supposons que le revenu net utilisé pour le confort personnel pendant la période de 20 ans est de 250,000$ par an en moyenne
En conséquence, le calcul montre que:
– le total des actifs cumulés requis doit atteindre environ 17.5M$, dont 12M$ investis en actifs générateurs de revenus, le reste étant des actifs servant au confort personnel
– cela signifie que le revenu nets total sur la période de 20 ans doit être d’environ 1.125M$ par an, soit environ 93,000$ net par mois.
Il est immédiatement clair que de nombreuses personnes généralement qualifiées de «riches» ne seront guère qualifiées de «riches» sur la base de notre définition de «rentier». Des revenus nets de 93,000$ par mois représentent bien plus que 100,000$ de revenus bruts par mois, un nombre inaccessible pour la grande majorité des cadres supérieurs, des médecins, des avocats, des commerçants et bien d’autres. Si vous avez travaillé dans des entreprises internationales, vous comprenez que de tels salaires sont très rares, même lorsque les primes sont très bonnes, sauf peut être à l’exception de postes clés au siège de très grandes entreprises.
En fait, la plupart des gens qui ont réussi à atteindre un tel niveau de richesse ou plus ne comptaient pas uniquement sur les revenus de type salaire. Dans la plupart des cas, la richesse provenait par exemple:
– une large attribution de stock gratuit ou à faible coût pour les cadres supérieurs de grande entreprises. C’était essentiellement vrai il y a quelques décennies, mais l’est moins aujourd’hui
– des parachutes dorés proposés aux managers pour quitter les grandes entreprises, parfois après avoir ruiné l’entreprise, mais dans de nombreux cas en raison de changements de stratégie de l’entreprise. Malheureusement, les cas les plus publiés sont ceux de personnes qui ont échoué et ont été licenciées, avec des exemples de l’industrie informatique comme Leo Apotheker (HP, SAP) ou Carly Fiorina (HP). Mais nous les laisserons de coté dans la suite de cet article car ils sont les moutons noirs du groupe social dont nous discutons ici
– création d’une société suivie de la vente réussie de celle ci. Le montant de capital dont nous parlons peut facilement être obtenu par la vente d’une petite ou moyenne entreprise. Les bulles financières virtuelles ont même permis des montants bien plus importants, même pour des start-ups de peu de valeur réelle, comme on l’a vu en 2000 au moment de la bulle .com, où les heureux propriétaires ont pu empocher parfois plusieurs 100M$, tandis que d’autres ont tout perdu après l’implosion de la bulle. Mais il est important de comprendre que les bulles sont une exception et que la grande majorité des personnes dont nous parlons ici ont travaillé dur pour créer une entreprise stable et saine, puis l’ont vendue, obtenant une récompense financière pour leurs années de travail acharné, leurs inquiétudes sans fin et aussi le risque associé que l’on prend en gérant sa propre entreprise, comme beaucoup peuvent le ressentir maintenant, alors la crise du COVID menace d’emporter en quelques mois le résultat de leur travail d’entrepreneur.
Passons maintenant à une autre discussion très émotionnelle lorsque nous parlons des «riches». Quel est leur rôle dans la société et qu’en est-il de la soi-disant « théorie du ruissellement » disant que l’argent des riches génère automatiquement plus de revenus et une vie meilleure pour les autres, sur la base du fait que les riches consomment beaucoup de produits et de prestations de service.
A mon avis, le rentier «d’entrée de gamme» que nous avons défini ci-dessus respecte assez bien la théorie du ruissellement. Premièrement, ces personnes / familles avec un revenu venant de leurs actifs d’environ 300,000$ par an mènent généralement une vie assez similaire à celle de leurs voisins qui tirent des revenus uniquement de salaires (élevés, on est d’accord). Ces familles de rentiers sont toujours intégrées et font pleinement partie du monde réel des travailleurs (bien sûr avec une échelle salariale plus élevée). Ils dépensent principalement de l’argent dans la consommation de biens et de services comme l’entretien de l’immobilier et des voitures, l’achat de produits et de nourriture, les voyages, etc. Le point clé est que leur argent est constamment réinjecté dans le monde réel et beaucoup de personnes en bénéficient, du designer d’intérieur au personnel de nettoyage.
Encore une fois, la grande majorité de ces richesses «d’entrée de gamme» jouent un rôle positif dans la société et demander leur disparition est une grave erreur que beaucoup commettent lorsqu’ils demandent un système social plus juste. La plupart des gens parmi ces riches d’entrée de gamme sont ceux qui créent de la valeur et créent un environnement permettant à tous les membres de la société d’avoir leur chance de vivre confortablement. En regardant l’histoire, ce groupe de personnes est très comparable au groupe des «rentiers» du XIXe siècle, intégrés dans leur communauté.
Mais un nouveau type de richesse est apparu, principalement après la Seconde Guerre mondiale, largement basé sur la mondialisation et la numérisation de la société. Bien que la tendance ait commencé avant 2000, l’implosion de la bulle .com a été un premier symptôme du problème créé par la financiarisation de l’économie. La bulle .com a été une surprise pour beaucoup, lorsqu’ils ont réalisé que des millions de dollars de capitalisation pouvaient être basés – pour simplifier – sur une présentation PowerPoint bien conçue.
Tout au long de la période, nous avons vu une énorme richesse créée, basée sur des leviers financiers, la spéculation et d’autres outils conçus pour minimiser les risques et augmenter tous les types de profit.
Nous sommes déjà très loin de nos rentiers d’entrée de gamme avec leur richesse totale de 15 ou 20 M$. On parle maintenant du 1% ou même de 0,1% de la population avec des actifs proches de 1 milliard de dollars, et souvent beaucoup plus. Les personnes dont nous parlons actuellement ne connaissent même pas leur propre richesse et la taille de cette richesse leur empêche de la gérer elles-mêmes. Des équipes de spécialistes travaillent pour eux, à la recherche constante de nouvelles tactiques pour augmenter les gains et réduire les coûts (c’est-à-dire éviter les taxes). Et ils sont très bons dans ce domaine.
Qu’en est-il de la théorie du ruissellement pour ces personnes – appelons-les super-riches? Essentiellement le ruissellement n’est pas radicalement supérieur en volume a celui des riches d’entrée de gamme. Leur immobilier peut coûter 10M$ au lieu d’un ou deux, ils peuvent avoir un jet privé et un yacht, mais l’essentiel de leur argent va et reste sur le marché financier international numérisé, dans un univers à des années-lumière du monde réel. L’argent ne ruisselle pas – il est aspiré dans le trou noir de la finance et ne revient jamais dans l’économie réelle.
La richesse des super-riches est presque déconnectée du monde réel, et les récents gains très importants des milliardaires pendant la crise COVID en sont un bon exemple. Les milliardaires américains se sont enrichis de 454 milliards de dollars sur la période mars-mai 2020. Est-ce le résultat d’investissements bien planifiés ou de spéculation sauvage? Vous répondrez par vous-même.
La réalité est qu’il n’y a pas un seul type de richesse. La richesse des super-riches est virtuelle et pourrait être anéantie dans l’heure qui suit, et personne ne serait vraiment touché dans l’économie réelle. En fait, la plupart d’entre nous ne le remarquerait jamais et l’économie irait certainement mieux sans eux.
Mais l’autre type de richesse, la richesse des riches d’entrée de gamme, largement le résultat d’un investissement réel et d’un travail acharné dans l’économie réelle, est au contraire le sang et l’oxygène de notre société. Contrairement aux Bezos de ce monde, si vous mettez en faillite la foule des riches d’entrée de gamme, l’économie réelle s’effondre en quelques semaines.
À un moment où la droite et la gauche n’existent plus en politique et où de grandes décisions politiques et économiques doivent être prises dans les années à venir, ceux qui croient encore au collectivisme et à l’égalité des revenus devraient y penser. Les entrepreneurs sont ceux qui créent la valeur qui ruisselle vraiment dans la société.
De leur cote, les entrepreneurs riches d’entrée de gamme et les gestionnaires de haut niveau doivent également se rendre compte qu’ils sont dans le même bateau que les travailleurs, et qu’ils gagnent ou perdent ensemble. L’illusion pour les riches d’entrée de gamme est de croire qu’ils sont proches des super-riches – c’est une grosse erreur, car les super-riches ne se soucient pas davantage des familles avec 15M$ d’actifs que de la dame pipi de leur club préféré.