Luc Brunet – 2 octobre 2017
Pour ceux qui lisent régulièrement cette lettre, il semble tout à fait logique de me qualifier de «souverainiste », partisan d’un État fort pour contrebalancer la « mondialisation » défaillante de la société. Cependant quelques-uns parmi mes lecteurs me connaissent depuis bien plus longtemps et se souviennent peut-être que ma position dans les années 80 était très différente.
Je préconisais à l’époque une Union européenne transnationale plus forte et j’étais plutôt satisfait de la perspective de voir les États-nations, qui ont généré tant de drames et de morts au cours des deux derniers siècles, perdre de leur importance et ouvrir la voie à une véritable intégration et l’Europe pacifique.
Mais cette contradiction apparente ou ce changement d’opinion de ma part est en effet très logique et n’implique pas un changement dans mes valeurs fondamentales. Cette lettre expliquera cela, et je crois fermement que beaucoup d’entre vous sont dans une position similaire maintenant : tristes de condamner aujourd’hui une UE qui, il y a 30 ans, représentait un grand espoir pour nous tous !
Dans les années 80, l’UE en était encore à ses débuts, limitée à la partie occidentale de l’Europe, tandis que la partie orientale était encore isolée au sein du bloc oriental, contrôlée par les Soviétiques et presque sans liens économiques avec l’UE. Les mots célèbres de De Gaulle parlant d’une Europe de l’océan Atlantique à l’Oural résonnaient encore, mais ne signifieraient plus grand-chose jusqu’à l’effondrement de l’URSS en 1991. En revanche, l’UE des années 80 était plutôt cohérente, avec des pays du sud comme l’Espagne et le Portugal venant juste de rejoindre en 1986.
La façon dont je me représentais l’évolution de l’UE était en effet très différente de ce qui s’est passé au cours des années 90 et 00.
Ma vision à l’époque était que l’UE évoluerait selon une forte intégration à tous les niveaux, économique, fiscal, juridique et militaire. L’image dont je rêvais était celle d’un gouvernement européen démocratiquement élu, comprenant un parlement et un exécutif, assumant la souveraineté à ce niveau et assumant de manière centralisée la responsabilité de :
- protéger l’UE des agressions extérieures, à la fois avec la diplomatie et les forces militaires
- défendre les frontières de l’UE contre les importations et l’immigration illégales
- défendre les intérêts économiques de la région, y compris l’intérêt des communautés locales, favoriser la production et l’emploi locaux
- contrôler la politique monétaire de la région
Tous les rôles ci-dessus sont clairement les rôles typiques de l’État tel que nous le comprenons généralement. Le fait qu’un tel État de l’UE comprenne des groupes ethniques et linguistiques très différents était bien sûr un défi, mais cela ne me semblait pas impossible à l’époque et un exemple dans l’histoire européenne me donnait de l’espoir. En effet, je pensais à cet exemple comme modèle pour l’évolution de l’Europe : la Suisse.
La Suisse a réussi à créer un modèle démocratique stable offrant une fonction étatique de haut niveau gérée par sa structure fédérale, traitant exactement et avec succès les 4 points de responsabilité de l’État énumérés ci-dessus, tout en laissant un certain nombre d’autres responsabilités clés aux « gouvernements » locaux au niveau cantonal. A l’image de l’Europe dont je rêvais au début des années 80, les régions de Suisse sont assez cohérentes en termes de richesse, même si certaines régions sont bien mieux loties que d’autres, mais dans une limite acceptable. Les régions suisses sont cependant très différentes par leur histoire et leur culture. La différence évidente est bien sûr les langues, mais ils diffèrent aussi par la structure économique, certains cantons vivant principalement de l’agriculture et du tourisme, d’autres de l’activité industrielle, d’autres des services financiers. Ceci est cependant bien géré par un système très décentralisé concernant toutes les autres fonctions clés de l’État, en particulier l’éducation, la santé, la culture, la micro-économie, etc.
Mon rêve était en somme de voir une UE ressemblant à une gigantesque Suisse, intégrée dans l’économie mondiale, mais aussi très soucieuse de défendre ses intérêts communs, tout en laissant chaque région se développer par elle-même.
En la matière, j’anticipais aussi une dilution pas à pas des frontières étatiques héritées des XIXe et XXe siècles, avec une convergence croissante entre des régions de culture et d’intérêts similaires, par exemple:
- des synergies accrues entre 2 régions réparties entre la France et l’Espagne, le Pays basque à l’ouest et la Catalogne à l’ouest, basées sur une langue et une culture communes
- développements communs entre la région de Savoie en France et le Piémont italien, deux régions qui avaient beaucoup en commun auparavant, avec la langue française largement répandue il n’y a pas si longtemps dans la partie nord du Piémont
- une synergie accrue entre la Ligurie italienne et la Côte d’Azur française
- bien qu’elle puisse être plus discutable, l’émergence d’une nouvelle entité celtique comprenant la Bretagne, l’Irlande, le Pays de Galles et l’Ecosse
Bref, l’image que j’avais en tête était censée être une Europe à tête forte représentant et défendant toute la région au sommet, permettant une grande liberté au niveau local en termes de culture et de micro-économie.
Je me suis malheureusement trompé et l’évolution de l’UE a prouvé que les responsables avaient un plan très différent, voire pas de plan du tout. Ce qui s’est développé au fil des ans s’avère être exactement le contraire de ce que j’espérais arriver. Au lieu de défendre les frontières régionales, nous ouvrons les portes grandes ouvertes et sans contrôle. Au lieu d’une zone économique cohérente à la Suisse, nous avons accueilli de nouveaux membres avec un niveau de richesse et de développement radicalement différent. Au lieu d’une défense européenne, nous avons un alignement plus large sur l’OTAN. Au lieu d’une diplomatie forte, nous n’avons aucune diplomatie sur la scène internationale. Au lieu de défendre les emplois et l’économie locale, nous confortons l’immunité des multinationales.
La dilution des États du 20ème siècle est en marche. Mais pas pour être remplacé par un état européen plus fort. Ils sont remplacés par rien, ou plutôt par le pouvoir des lobbies et des multinationales. Et c’est pourquoi la renaissance des États du XXe siècle est aujourd’hui vitale et doit se faire. Y a-t-il un risque d’un nouveau nationalisme avec cela ? Peut-être, mais il n’y a pas le choix.
Soit dit en passant, on peut voir un désir croissant de certaines des régions les plus riches et les plus dynamiques d’Europe comme l’Ecosse, la Lombardie ou la Catalogne, de reprendre par eux-mêmes le contrôle du destin, perdus qu’ils sont aujourd’hui entre une UE bureaucratique qui travaille pour le compte de l’internationalisme mondial et les pays qui ont vendu leur âme et abandonné leur souveraineté à Bruxelles.
Tous les éléments de mon rêve sont là, mais malheureusement dans le mauvais ordre…