Luc Brunet – 19 avril 2017
Mon observation et mon analyse régulières des affaires mondiales au cours des 10 ou 15 dernières années ont été très intéressantes et motivantes, mais m’ont laissé d’une manière ou d’une autre avec de nombreuses questions sans réponse et le sentiment que de nombreuses décisions ne pouvaient guère être expliquées par une simple logique ou par le bon sens. Je suis sûr qu’un tel sentiment est présent chez la plupart des observateurs, et certains d’entre eux remplissent les chaînons manquants avec ce que nous appelons souvent des ‘théories du complot’ impliquant que tout ce que nous voyons et qui semble incohérent est en fait le résultat de l’action coordonnée de certains groupes de personnes, par exemple le groupe Bilderberg.
Mais les théories du complot sont à mon avis trop simples et trop belles pour être vraies, même si une action coordonnée est possible dans des cas isolés. Pour ceux qui lisent cette lettre depuis 2006, vous savez que je fais toujours attention au côté socio-psychologique de l’histoire, me référant par exemple aux théories d’Emmanuel Todd sur la structure familiale pour mieux comprendre les choix politiques des nations du monde.
Là encore, je souhaite développer une vision des événements basée sur les tendances de la société au cours des 60 dernières années, en bref depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
J’étais évidemment trop jeune pour évaluer l’évolution au cours de la première moitié de cette période, mais beaucoup de changements se sont passés lentement au cours des 30 dernières années, ce qui conduit à une situation où les décisions politiques et économiques et la façon dont elles sont couvertes dans les médias, semblent être de plus en plus déconnectées de la vie réelle. Les élites, les journalistes et les populations elles-mêmes semblent se comporter en mode qui me rappelle des enfants ou des adolescents gâtés, gâtés sur plusieurs décennies de bien-être et de sécurité économique relative. La tendance est devenue très claire quelques années après la fin de la guerre froide et les derniers jours de l’Union soviétique.
Qu’est-ce qu’un enfant gâté dans une famille? Nous avons tous vu de tels cas dans nos familles ou dans des familles d’amis. Un jeune niant l’autorité des membres âgés de la famille et vivant généralement dans son propre monde, isolé de la réalité de la famille et du monde extérieur. C’est la que je commence la comparaison, et nous allons la mener point par point.
Refus de prendre ses responsabilités
Un comportement enfantin typique est une absence systématique de sens des responsabilités, une tendance systématique soit à accuser quelqu’un d’autre (le chien l’a fait ! ma sœur l’a fait !) soit à simplement ignorer la question.
Si un tel comportement peut être considéré comme normal chez les jeunes enfants, on peut l’observer chez des adultes expérimentés et éduqués en charge des décisions importantes. Tous les lecteurs français se souviendront du démenti de Laurent Fabius dans l’histoire du sang contaminé à la fin des années 80, lorsqu’il se disait responsable mais pas coupable. Tous se souviennent des accusations avérées contre Hillary Clinton en 2016 a propos de son Email, et de son démenti total, combiné à un démenti similaire venant de l’instance judiciaire du pays. Mettre les citoyens en danger était un motif de poursuites et de destitution dans le passé, plus aujourd’hui.
Cette tendance se généralise aussi au sein des médias et même au sein de la population.
Les journalistes sont devenus très habiles à affirmer un jour une vérité, et quelques mois plus tard à annoncer quelque chose de radicalement différent, tout en ignorant complètement la contradiction et donc les mensonges qu’ils nous ont dits au préalable. Avez-vous déjà entendu des excuses ou vu une analyse des raisons pour lesquelles cela s’est produit, deux choses auxquelles on devrait s’attendre de la part de médias réels et honnêtes?
Comportement égoïste
Une autre attitude typique de l’enfant gaté, deja difficilement acceptable pour un enfant, peut conduire à des catastrophes lorsqu’elle est généralisée parmi les adultes, est un égoïste féroce (il a mangé tout le gâteau, et n’a laissé pour son frère!). Apres des années de pseudo divisions au sein de la société, identitaires ou statutaires, nous entendons souvent un groupe de citoyens s’opposant a d’autres groupes de citoyens, chacun d’entre eux essayant de maximiser la taille de leur gâteau, tout en minimisant leur contribution et leurs devoirs.
La liste est interminable : les jeunes contre les vieux, les fonctionnaires contre le privé, les salariés contre les entrepreneurs, les locaux contre les migrants. Les devoirs sont rarement discutés et comme avec les enfants gâtés, tout le monde ne veut entendre que les bonnes nouvelles, et se met à accuser le voisin dès que quelque chose contredit le slogan ‘plus de tout’ animé par une ‘croissance’ éternelle, toutes ces tendances tranquillement encouragées (ou du moins pas combattues) par les médias et les politiques.
Des erreurs répétées sans arrêt
Comme des enfants jouant à un jeu pour des enfants plus âgés qu’eux, les dirigeants sont incapables d’apprendre des erreurs précédentes et les répètent ad-nauseam. L’économie est régulièrement alimentée par davantage de QE (Quantitative Easing), bien que la technique soit utilisée depuis de nombreuses années sans succès. Mais les États-Unis et l’UE le font encore et encore. Je pense que les dirigeants savent effectivement que l’argent va ailleurs et pas dans l’économie réelle, mais les journalistes et les populations ne réagissent tout simplement pas aux faits. Ils préfèrent croire les mots : ‘nous devons réduire les dépenses jusqu’à ce que la croissance revienne’, ‘nous prenons des mesures pour réduire le chomage’…
Sur le théâtre géopolitique, plusieurs pays ont été détruits dans la lutte contre le terrorisme, ou pour « protéger » les populations locales (Yougoslavie, Irak, Syrie, Libye, Yémen, Afghanistan etc), mais les faits ne comptent pas devant l’idéologie et les mensonges des médias et des élites. Les populations avalent les mêmes mensonges depuis des années et des années, et en redemandent, comme on le voit avec la montée en popularité rapide de Donald Trump après avoir envoyé quelques missiles sur la Syrie.
Menteurs en série
Là encore, les lecteurs français se souviennent de l’histoire de Cahusac, un ministre chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent, pris avec des comptes en Suisse, mais disant à un journaliste quelques mois avant sa destitution: « Je peux vous dire en vous regardant dans les yeux : je n’ai pas de compte bancaire à l’étranger’. Qui ne se souvient pas de Clinton mentant à propos de Lewinski, ou de Powell montrant des images des terribles ADM développées par Saddam Hussein ? Vous souvenez-vous du candidat Hollande en 2012 disant que son ennemi était la Finance Internationale ? Vous souvenez-vous que Trump a affirmé qu’il coopérerait avec la Russie sur le conflit syrien ?
Tout comme l’URSS dans ses dernières années, le mensonge est un élément fondamental pour la survie du système. L’industrie et l’agriculture soviétiques remplissaient officiellement encore régulièrement leurs objectifs, tandis que les magasins étaient vides et que les gens devaient attendre un an ou deux pour enfin pouvoir acheter le meuble dont ils avaient besoin. Les gens se réunissaient dans leur cuisine en secret pour discuter du monde réel et de l’horreur des mensonges. En Occident, les gens peuvent encore parler librement, mais de moins en moins, les médias invitant à contrecœur des invités non politiquement corrects.
Le mensonge est devenu la norme et un outil reconnu pour atteindre des objectifs politiques. Les enfants mentent souvent pour échapper à la réalité et cela fait partie de la croissance. Quand les adultes au pouvoir font de même, la société est en danger !
Peur de la vérité, de la réalité et des vrais mots
Un autre outil pour échapper à la réalité est de changer les mots et d’éviter les mots grossiers ou même les mots décrivant honnêtement la réalité. Alors que les enfants peuvent utiliser ces mots alternatifs pour décrire ce qu’ils ne comprennent pas ou ne peuvent pas accepter (grand-mère a déménagé dans un autre endroit et vit maintenant au soleil… , père a déménagé dans une autre maison plus proche de son bureau), de nombreux mots ont été créé au cours des dernières années pour mettre la société dans une sorte de cocon où toutes les choses difficiles sont lissées en apparence, tout en s’aggravant souvent en réalité.
– Les Noirs sont devenus des personnes d’origine africaine – ont-ils eu une vie meilleure ou y a t il moins de discrimination après cela ?
– Les invalides sont devenus des personnes aux capacités limitées
– En France, les instituteurs sont devenus des ‘professeurs des écoles’ – mais ont obtenu des primes réduites et des critères d’embauche de niveau inférieur
Percevoir les gens à travers un seul aspect de leur personne
S’inscrivant dans le cloisonnement de la société en silos, on assiste depuis quelques années à une tendance croissante à caractériser les individus sur un seul critère, à l’instar des enfants qui caricaturent les autres enfants à l’école (le gros Kevin, Suzy la rouquine, Pierre le bégue), les réduisant à une seule caractéristique. Les personnes et les communautés sont aujourd’hui souvent réduites à un seul critère également lorsqu’elles sont discutées dans les médias.
L’un des meilleurs exemples est la communauté LGBT (ou ce que les médias veulent appeler une communauté), qui est en effet une réduction de chaque individu au sein de ce groupe à un seul élément de leur personnalité. C’est pratique et permet toutes sortes de schémas simplifiés afin de mieux diviser la société en silos. Le résultat est potentiellement un nouveau type de racisme (même s’il est destiné à être utilisé positivement), où par exemple un transsexuel est mis dans une boîte avec de grosses lettres rouges ‘TRANSSEXUEL’, alors que la plupart de ces personnes ont simplement des problèmes avec le sexe écrit sur leur passeport, veulent devenir une personne de l’autre sexe, et vivre une vie la plus normale possible, loin de l’encadré publicitaire en lettres rouges ! Ceux qui acceptent la publicité en lettres rouges utilisent généralement le concept comme un outil marketing, comme Conchita qui a remporté le concours de l’Eurovision il y a quelques années, mais aurait perdu sans son look de femme à barbe. Il suffit d’écouter la chanson pour comprendre ce que je veux dire !
Dans l’ensemble, je perçois dans toutes ces tendances une peur artificiellement créée de la réalité et du bon sens, et un mouvement vers une réalité virtuelle où l’apparence est plus importante que le contenu, les slogans sont plus importants que la vérité, la communauté inventée est plus importante que les individus, les images sont plus importants que les faits, et où le passé ne remonte qu’à quelques jours, tandis que le futur se situe dans un horizon de 2 semaines.
Absence d’autorité forte (peur)
Pour revenir à la comparaison des enfants gâtés, la raison d’être gâté est souvent le manque d’autorité (punir mais aussi aimer et protéger) autour des enfants. Je crois que nous voyons la même situation ici, lorsque la peur était symbolisée par l’URSS et le communisme jusqu’au début des années 90, tandis que le sentiment de sécurité était assuré par une économie en croissance et une amélioration globale des conditions de vie et des perspectives pour les nouvelles générations. Après la fin de l’ère soviétique, nous avons vécu une phase d’absence de peur (ou de concurrence) et le système capitaliste existant est devenu le seul possible, se développant sans peur ni autorité extérieure, donc sans limites ni lignes rouges à respecter.
La peur a disparu, mais le sentiment de sécurité a également disparu avec la croissance du chômage, une protection sociale moindre et des perspectives sombres, même pour les enfants instruits. Tel un adolescent refusant le monde réel, le système s’est mis à créer sa propre réalité, poussé par ses élites, mais avec la complicité des populations qui ont aussi préféré vivre en enfant gâté plutot que de se confronter à la réalité.
La perte des valeurs clés va de pair avec le fait de vivre dans un monde virtuel et irresponsable, où l’histoire perd sa valeur d’apprentissage pour être réécrite et sert de justification aux ambitions politiques ou commerciales des uns et des autres.
Blamer la Russie de ne pas être un enfant gâté
Seule la Russie et dans une certaine mesure la Chine créent un contre-pouvoir au monde virtuel, terriblement effrayant pour les élites occidentales, d’où les tentatives hystériques actuelles de diaboliser la Russie et de la ramener dans le jeu virtuel. Ce que l’Occident ne peut pas comprendre, c’est que la Russie a une histoire différente et NE PEUT PAS s’identifier à la société occidentale, la raison étant qu’elle n’a pas été gâchée par 60 ans de stabilité et de bien-être, mais qu’elle se remet juste après des années de crise et de vie difficile, jouissant de la stabilité depuis le milieu des années 2000 seulement, beaucoup trop peu pour être gâtée.
Les médias et les diplomates russes utilisent de vrais mots, parlent de lois internationales, de valeurs familiales, de souveraineté, de cohérence de la société… tous ces aspects irritent terriblement les dirigeants et les médias occidentaux, surtout parce qu’ils n’ont aucun moyen de l’arrêter, à moins de déclencher une guerre nucléaire, signifiant aussi la fin de leur rêve.
Gâtés pour toujours ?
Jusqu’à récemment, je croyais encore que la tendance pouvait être arrêtée par des changements politiques au sein du système et des institutions actuelles, mais l’état de décomposition au sein du système est trop avancé, comme la décomposition au sein de l’URSS a rendu impossible une réforme du système. Les dernières élections aux États-Unis et les élections à venir en France montrent que le système peut finalement bloquer ou contrôler les candidats qui peuvent présenter un risque, alors que les populations sont trop englouties dans le monde virtuel du consumérisme sans fin pour descendre dans la rue et prendre d’assaut les centres de pouvoir.
Comme pour la plupart des Empires du passé, la chute et le réveil des populations ne proviendront que de l’une des deux sources. Soit une guerre qui toucherait le cœur du système – en l’occurrence sur le territoire des acteurs clés comme les États-Unis ou l’UE, soit une catastrophe naturelle de grande ampleur. Ce n’est qu’alors que l’écran de fumée pourra disparaître et que de nouveaux (vraiment nouveaux) dirigeants arriveront au pouvoir et nous ramèneront tous à la réalité, si nous sommes encore en vie.