Luc Brunet – 29 juillet 2013
J’ai finalement décidé d’écrire cette lettre au sujet d’une situation très délicate et brûlante dans de nombreux endroits du monde : l’influence croissante de l’Islam radical, tant dans les pays musulmans que dans les pays occidentaux avec un grand pourcentage d’émigrants. Suivant mon approche habituelle, je fonderai mes commentaires sur l’examen de quelques faits et tendances historiques et sociologiques. Comme premier avertissement que je souhaite faire, la lettre abordera un certain nombre d’aspects de la religion dans la vie, mais ne discute pas de l’existence de Dieu, ni n’essaie de définir quelle est la meilleure ou la pire religion. Ces questions sont laissées avec votre opinion personnelle et vos convictions. Les pays européens ont évolué au cours des derniers siècles d’une étroite interrelation entre la politique et la religion aux gouvernements laïcs actuels, et tous ont à un moment donné été gouvernés par un roi ou un empereur gouvernant par la grâce de Dieu. Au XXe siècle, la situation a complètement changé, la plupart des pays ayant une stricte séparation entre l’État et l’Église. Une évolution similaire avait eu lieu dans la plupart des pays musulmans, parfois sous l’influence de l’occupation coloniale comme en Afrique du Nord, ou par une évolution interne comme ce qui s’est passé en Turquie avec Atatürk. Après la fin de la colonisation, nombre de ces pays étaient sur le point de se rapprocher de plus en plus des comportements européens à cet égard, et l’influence de l’islam dans la vie quotidienne diminuait rapidement, par exemple en Égypte, au Liban et en Iran. Des dirigeants comme Nasser en Égypte ou même le Shah en Iran dans les années 60 faisaient la promotion d’une version laïque de l’islam, bien que de manière très différente. Nasser a promu le statut de la femme, a poussé à la réforme de l’éducation islamique vers une tolérance plus douce et plus européenne, a mis fin à la condamnation des chiites et des alaouites comme hérétiques, a développé le principe de l’éducation gratuite pour tous etc… Il était en conflit brutal avec les Frères islamiques et il a failli être tué dans une attaque terroriste. Le lien ci-dessous vers une vidéo de Nasser parlant de sa discussion avec des dirigeants islamiques est amusant et rafraîchissant…
Nasser était également en conflit avec les puissances occidentales sur la nationalisation du canal de Suez et sa politique de non-alignement. Bien sûr, on peut critiquer son style autoritaire et l’énergie qu’il a consacrée à la création d’une république panarabe avec la Libye et la Syrie, mais une chose est sûre, il conduisait l’Égypte dans une voie non fondamentaliste, où la religion était une un accompagnement privé pour chacun qui le souhaite, et n’intervient pas fortement dans la vie politique et publique, à l’image de ce que l’on pouvait déjà voir à cette époque en Europe. Une situation similaire pouvait être observée à cette époque en Syrie et dans une certaine mesure en Libye et en Irak. Dans le plus grand pays chiite, le Shah iranien a également poussé à une sécularisation de l’Iran, mais de manière moins astucieuse, ne poussant pas à l’éducation des masses à travers le pays comme Nasser l’a fait en Égypte, mais en limitant les signes extérieurs de fondamentalisme par la loi, par exemple punir les femmes en burqa (tchador). En conséquence, il a créé un Iran très occidentalisé dans les grandes villes, tandis que la campagne restait très conservatrice et serait plus tard une base de pouvoir solide pour le régime de Khomeiny. Voici une photo d’un journal iranien faisant la publicité d’un fabricant de réfrigérateurs… loin d’être intégriste ! Soit dit en passant, au début des années 70, l’Iran affichait des taux de croissance économique au même niveau que la puissance émergente du Japon !
Même si nous considérons l’Afghanistan, la patrie des infâmes talibans, nous voyons un environnement similaire dans les années 50 et 60, avec des réformes de sécularisation menées par le roi Zahir Shah. Une autre photo ci-dessous d’un magasin à Kaboul montre comment un pays peut retomber au moyen-âge en 20-30 ans ! Après une période d’instabilité politique, un coup d’État porte le parti communiste au pouvoir en 1978, qui prolonge la sécularisation de la société.
Si l’on arrête le film à cette période, on assiste donc à une sécularisation générale des sociétés dans les pays musulmans, de Téhéran à l’Afrique du Nord. Et en matière de droits des femmes, l’image n’était pas très éloignée de l’Europe ! On l’oublie généralement, mais en France par exemple, les femmes devaient obtenir l’autorisation de leur mari pour travailler et ne pouvaient ouvrir un compte bancaire personnel qu’en 1965 !
Mais il y avait une grande exception à cette tendance, dans la péninsule arabique ! L’Arabie saoudite et quelques pays voisins n’ont pas du tout évolué et ont maintenu un régime très strict basé sur le salafisme ou le wahhabisme, une lecture très conservatrice et littérale du Coran impliquant que presque tous les aspects de la vie devaient être régis par la religion. Ces pays ont toujours eu pour politique d’étendre leur influence et les importants financements qu’ils tirent du pétrole ont permis d’atteindre cet objectif. Eux aussi, en tant qu’alliés des États-Unis contre l’URSS, se sont toujours opposés aux pays arabes ou musulmans avec une orientation politique plutôt du côté de l’URSS comme l’Afghanistan dans les années 70, ou non alignés comme l’Égypte sous Nasser. Et dans la plupart des cas, la principale opposition à ces régimes étaient les mouvements islamiques. La plupart des pays occidentaux ont suivi et également soutenu, financé et armé des groupes d’intégristes pour lutter contre des régimes représentant un risque politique ou économique pour eux.
Ainsi, les Frères Musulmans en Égypte ont été soutenus dès les années 60. Ils n’ont jamais réussi à tuer Nasser, mais ont réussi à assassiner Sadate en 1981, bien que ou parce qu’il était prêt à négocier avec eux. En Iran, le Shah a sur le tard commencé à être un allié embarrassant, mais curieusement, l’opposition laïque au Shah n’a jamais vraiment obtenu le soutien de l’Occident. Par exemple, Mehran Nasseri s’est retrouvé à l’aéroport de Paris et n’a jamais reçu l’autorisation des Français d’entrer dans le pays et a vécu 17 ans dans le terminal de l’aéroport, inspirant le film ‘Terminal’, ou Shapur Bakhtiar qui a d’abord coopéré avec Khomeiny mais a vite compris ce qu’étaient les véritables projets du religieux, et dut s’exiler en France, où il fut assassiné en 1991 dans d’étranges circonstances. C’est en grand contraste avec la façon dont Khomeiny a été reçu et protégé en France avant son retour victorieux en Iran ! L’opposition laïque iranienne et ses partisans occidentaux ont d’ailleurs été surpris par la direction radicale prise par Khomeiny et beaucoup ont perdu la vie. Ils n’ont jamais accordé assez d’attention à un livre écrit par Khomeiny 10 ans plus tôt (le gouvernement islamique), où il exposait clairement ce qu’il voulait faire – une répétition du ‘Mein Kampf’ d’Hitler, que les dirigeants européens de l’époque auraient dû prendre plus au sérieux dans les années 30 !
Le meilleur exemple d’un tel soutien est bien sûr l’Afghanistan, où les États-Unis et l’Arabie Saoudite ont dépensé d’importantes sommes d’argent pour soutenir la lutte contre l’armée soviétique, la plupart allant à des combattants islamiques qui plus tard seront identifiés comme des dirigeants ou des membres d’Al-Qaïda. . Selon les sources, la somme d’argent dépensée se situe entre 6 et 40 milliards de dollars. Même le plus petit nombre est assez impressionnant. Les Soviétiques ont finalement dû partir, mais la boîte de Pandore était ouverte et les armes se sont retournées contre les pays bailleurs de fonds (bien sûr pas contre l’Arabie Saoudite – il y a des amis d’occasion et des amis de la famille !). Dans un passé plus proche, un soutien similaire a pu être prouvé, allant à des combattants tchétchènes ou à des groupes musulmans de l’ex-Yougoslavie. En conséquence, le monde musulman a beaucoup changé au cours des 40 dernières années. Il est passé d’une position de domination de la société civile/laïque sur la vie politique et culturelle (au moins dans les villes), à une influence croissante du fondamentalisme religieux et, dans certains pays, à une mise en œuvre complète de la charia.
Bien qu’à coup sûr seule une petite partie des populations musulmanes veuille vraiment cette situation – comme on le voit aujourd’hui en Egypte et en Tunisie, où les radicaux (même « modérés ») ne peuvent pas tenir le pays, ou en Turquie où le gouvernement islamique « mou » a des problèmes dès qu’il veut contrôler des pans de la vie publique. Mais il ne faut pas se tromper sur les origines de ce changement. Comme indiqué ci-dessus, le changement a été aidé et parfois initié par des intérêts politiques et économiques qui ont peu à voir avec le Coran ou la foi musulmane. Toute religion a été et peut être utilisée pour déplacer des foules et les faire se battre pour une cause qui est en général plus liée aux objectifs financiers et de pouvoir de quelques-uns. Ceci est vrai pour toutes les religions. Les paysans européens d’il y a quelques siècles allaient à la guerre au nom du Roi, donc au nom de Dieu. Les croisés sont partis non seulement pour libérer la Terre Sainte, mais ont également pillé de nombreux territoires en chemin, détruisant finalement les villes qui pouvaient rivaliser avec les grandes villes européennes, par exemple Venise – un sponsor majeur des croisades… L’Inquisition en Europe a été très efficace pour attaquer et détruire les ennemis des familles dirigeantes, bien sûr au nom de Dieu. Encore une fois, au nom de Dieu, beaucoup ont été massacrés parce qu’ils étaient juifs ou parce qu’ils avaient décidé de suivre l’interprétation de Calvin ou de Luther…
Toute religion peut être utilisée pour atteindre des objectifs politiques, et toutes les religions occidentales, tout comme le Coran, sont basées sur des livres contenant des phrases qui, si elles sont lues littéralement, peuvent conduire à la punition brutale et au meurtre de pécheurs ou d’hérétiques. La Bible, la Torah ne font pas exception, et si les religions sont passées de mode, d’autres dogmes sont créés pour diriger les foules, le communisme ou le nazisme par exemple. Je n’oublierai jamais une phrase du film ‘Aguirre’ de l’un de mes acteurs/producteurs préférés Klaus Kinsky, quand quelqu’un demande de l’aide à un moine lorsque le chef de l’expédition d’exploration devient fou et commence à tuer les opposants à son règne: ‘Sache, mon enfant, pour le bien de Notre-Seigneur, que l’Église a toujours été du côté des forts ! ».
L’islam en tant que tel n’est pas différent des autres religions, et tout dépend de la façon dont les gens peuvent être manipulés au nom de Dieu, quel que soit son nom. Moins les foules sont instruites et pauvres, plus il est facile de les attirer vers l’intégrisme et le terrorisme. Les extrémistes chrétiens aux États-Unis tuant des médecins qui ont pratiqué des avortements devraient être un signal d’alarme pour les foules chrétiennes (ou de toute autre foi): être confrontés à la pauvreté et au manque d’éducation, peut nous ramener dans une epoque de pogroms et de persécution – rien n’est irréversible, ni la richesse, ni le progrès, ni la démocratie, ni la liberté, rien.
En parallèle, les pays occidentaux comptant une grande quantité d’émigrants musulmans (par exemple le Royaume-Uni et la France) sont de plus en plus confrontés à l’intégrisme, cristallisé en France autour du code vestimentaire des femmes. Là encore, la tendance a mis du temps à se développer et a été en partie influencée par d’autres pays qui financent des écoles islamiques radicales et forment des prédicateurs radicaux. Mais la radicalisation des populations émigrées a aussi été rendue possible par la situation désastreuse de ces groupes de personnes, notamment des jeunes. Les émigrés en France dans les années 60 ou 70 étaient moins nombreux. Ils pouvaient généralement trouver un emploi et participer à la croissance de l’économie. Les hommes émigrés de nationalité française devaient faire leur service militaire, un moyen de mieux s’intégrer et comprendre les valeurs du pays, même si je ne suis pas un grand fan de la conscription en général. Les valeurs fondamentales de la République étaient également plus apparentes et respectées par la population locale. En bref, ils avaient quelque chose de compréhensible et de palpable à intégrer. Les émigrants ont toujours besoin d’une nouvelle identité et d’un nouveau positionnement, même si cela ne signifie pas une négation de leur identité d’origine. Cela peut être réalisé si le pays de destination a une image positive et motivante à donner – voir par exemple les États-Unis dans leurs années dorées, grand pourvoyeur d’idéaux et d’enthousiasme qui pourraient être assimilés et adoptés par des millions d’émigrés, indépendamment de leur culture d’origine.
Qu’est-ce que la France a à proposer aujourd’hui ? Chômage massif, perte de confiance dans la démocratie et le système politique, règne absolu du matérialisme et de l’argent dans tous les aspects de la vie, moral politique et social faible, années de négligence dans les politiques d’émigration, citoyens avec beaucoup de droits mais plus de devoirs et de règles à respecter… Du gâteau pour ceux qui promeuvent l’islam radical, en commençant par l’éducation et le soutien matériel, puis en passant aux choses sérieuses ! Alors que le monde occidental est en bonne voie de perdre beaucoup de son influence sur le reste du monde, il est temps de reconnaître où sont les vrais ennemis et d’arrêter de vendre nos âmes aux régimes qui protègent certains de nos intérêts commerciaux mais à long terme terme s’attaqueront au coeur de nos sociétés.
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