Luc Brunet – 28 janvier 2013
Pour varier, je proposerai aujourd’hui un autre petit essai sur les réseaux sociaux, un sujet que j’aime analyser sous ses différentes facettes.
En regardant les réseaux sociaux très populaires comme Facebook mais aussi les services plus locaux axés sur la recherche d’ex-collègues ou de personnes qui ont été à l’école ou au jardin d’enfants avec vous (Copains d’avant en France, Odnoklassniki en Russie etc), il semble pour moi qu’une telle réussite doit être analysée sur la base de comportements sociaux et d’habitudes de vie ancestraux. Si nous regardons les phénomènes avec des lunettes purement logiques et pratiques, cela semble étrange et inutile de recontacter et parfois de rencontrer des personnes que vous avez vues la dernière fois à l’école il y a 30 ou 40 ans ! Qu’est-ce que cela apporte à votre vie ? Avez-vous besoin de plus d’amis ? Qu’avez-vous en commun avec eux ?
Toutes les approches cartésiennes donneront la même réponse : non vous n’en avez pas besoin et dans la plupart des cas vous n’aurez rien à dire au bout de 10 minutes.
Cependant, les gens consacrent du temps et souvent de l’argent à ces services, pourquoi? Comme dans de nombreux aspects de notre vie sociale, je crois que les comportements sont encore assez influencés par les structures familiales et communautaires ancestrales. La structure sociale initiale était la Tribu, comme c’est encore le cas dans certains pays comme en Afrique ou en Amérique du Sud. Une structure similaire était encore présente dans l’Europe rurale, avec de petits villages et même de grands villages, et la majorité de la population européenne vivait encore de cette façon jusqu’aux migrations massives vers les grandes villes qui ont accompagné l’industrialisation au 19ème siècle. La vie de nos ancêtres dans les tribus ou les villages avait des caractéristiques clés qui quelque part sont encore présentes dans nos gènes, et la plus importante dans notre discussion aujourd’hui est la stabilité complète de l’environnement humain pendant toute la vie de chaque individu. Comme pratiquement personne n’osait ou ne pouvait pratiquement quitter la Tribu, chaque individu était entouré des mêmes personnes de la naissance à la mort, membres de la famille et non membres de la famille, amis ou ennemis. Les gens étaient liés émotionnellement pendant toute leur vie, savaient presque tout des uns des autres, et les aînés regardaient leurs camarades d’école vieillir et mourir les uns après les autres (à moins que l’une des guerres et épidémies régulières ne les ait emportés plus tôt). Il y avait une structure de groupe totalement stable à travers le temps, qui a été presque complètement perdue après la migration vers les grandes villes et le début du style de vie urbain. Les individus urbanisés ont commencé à vivre une vie très différente, se déplaçant d’un endroit à un autre, changeant parfois d’emploi ou de ville de résidence. Ce changement s’est bien sûr produit étape par étape, car les premières sociétés industrialisées ont fourni des emplois presque à vie dans les grandes usines de production, ce qui a complètement disparu dans la seconde moitié du 20e siècle.
En conséquence, les individus rencontrent beaucoup plus de personnes au cours de leur vie, mais perdent généralement le contact avec ces personnes dès qu’il y a un changement dans leur vie, comme un nouvel emploi, une nouvelle école ou une nouvelle maison. La stabilité ancestrale des relations humaines s’est perdue et même les contacts familiaux ont tendance à se perdre, les enfants vivant à des centaines de kilomètres de leurs parents. Il ne fait aucun doute que ce changement a créé beaucoup de stress supplémentaire pour les premiers migrants urbains, et même après tant d’années, j’interprète le succès des réseaux sociaux comme une tentative de restaurer la stabilité ancestrale et de recréer le cocon du cercle d’amis stables qui restent amis toute la vie. Ils créent une nouvelle tribu – la tribu Internet !
Le résultat ultime de la création du nouveau système tribal au-dela des océans et des années ne peut pas être totalement compris aujourd’hui. Alors que de nombreux membres de la tribu sont des adultes renouant avec des amis d’enfance avec plus ou moins de succès, l’impact réel sur la vie sociale ne sera visible qu’avec les enfants d’aujourd’hui qui ont commencé à adhérer à la tribu Internet dès le début de leur vie. En supposant qu’ils restent dans la Tribu jusqu’à ce qu’ils vieillissent, ils auront recréé un système de tribu à vie, un cercle émotionnel humain «fermé» (en dépit des politiques de confidentialité de Facebook!).
Ce nouveau cercle sera en fait plus ouvert que l’ancien, mais aussi plus souple et moins contraignant. Au moins on a maintenant le choix de qui est dans et qui est hors du cercle, alors qu’un voisin penible le restait toute la vie dans la tribu traditionelle, sauf a le pousser dans le puits!
Je le vois aujourd’hui avec mes enfants, qui parviennent à garder contact et à se rencontrer en vacances avec des amis qui ont quitté Moscou il y a des années pour Paris, Hong-Kong ou ailleurs… La tribu Internet est en marche !