Luc Brunet – 23 mars 2019
Les événements qui se passent en France avec le mouvement des Gilets Jaunes (GJs), m’ont déjà donné l’occasion de publier une lettre en Février dernier. J’ai depuis discuté de la situation avec pas mal de monde, et particulièrement au sujet de l’origine profonde de ce mouvement. La présente lettre essaye de résumer et de formater mes réflexions les plus récentes, et de tenter de donner un sens à ce qui ce passe en France depuis quelques mois, alors que personne n’avait vraiment prévu ces événements, même si beaucoup en rêvaient.
Il est important de mon point de vue, de bien appréhender les raisons profondes qui peuvent motiver une partie de la société à se rebeller et entrer en conflit avec certains membres de cette même société.
Au départ je pense que l’on doit reconnaître que la nature humaine n’est pas automatiquement bonne, et que dans toute forme de société, et cela peut être constaté si l’on s’intéresse tant soit peu à l’histoire, que dans toute structure sociale humaine, une partie des individus tôt ou tard essaye de profiter et abuser de leur status (soit-il social, physique, monétaire ou autre) pour asservir d’autres groupes qui sont en situation de faiblesse. Cela peut prendre de nombreuses formes, mais dans tous les cas, celà mène à des abus variés.
Des exemples à l’échelle de l’individu ou de petits groupes, viennent rapidement à l’esprit, comme le « bullying » a l’école (brimades comme on disait quand j’étais moi même écolier), ou les discriminations au niveau du village en Afrique envers les enfants albinos. Le harcèlement sexuel et le viol sont aussi un aspect de ce comportement prédateur, ou l’individu se sent tellement supérieur a l’autre en face de lui, qu’il se permet les pires mots, les pires actions, allant jusqu’au meurtre dans les cas extrêmes. Heureusement, seulement une petite partie de la population ne s’adonnera à ce genre d’action, mais cette partie existe, parfois sous une forme dormante, mais toujours réactivée en cas de situation exceptionnelle ou chaotique, comme on le voit durant chaque guerre.
Au niveau des sociétés, ce même comportement devient plus discret et nuancé, mais peut entraîner de nombreux autres individus par effet de groupe. Le sentiment de supériorité et de pouvoir fait que certains groupes dans la société pensent qu’il est légitime de profiter du travail ou de l’existence même d’autres groupes, afin d’acquérir plus de fortune ou de pouvoir. Les cas extrêmes sont bien sûr connus, l’esclavagisme étant le plus visible et répandu dans l’histoire, existant d’ailleurs toujours à notre époque, même sous une forme plus discrète.
Les comportements cités plus hauts, ont tous un effet déstabilisateur sur la société et leur généralisation sans limites apporte en général chaos et désastres, que cela soit à l’échelle de petits groupes ou à l’échelle de pays ou de régions. Encore une fois, l’histoire nous montre qu’au fil des siècles, les organisations sociales ont toujours essayé de lutter contre ces tendances prédatrices, et de leur fixer tout au moins une limite. L’histoire montre également que les sociétés stables sont celles qui réussissent le mieux à limiter ces tendances, et que ces sociétés tendent à s’effondrer quand ces limitations commencent à perdre de leur efficacité.
Ou que l’on regarde dans le passé de nos sociétés, il y a toujours eu une force régulatrice qui avait pour effet de contre balancer les tendances prédatrices des individus et des groupes. Si l’on considère l’histoire de l’Europe depuis le moyen-âge par exemple, on peut identifier différentes périodes dont la stabilité fut basée sur différentes forces régulatrices. Jusqu’au 18ème siècle, la force régulatrice par excellence était la Religion Chrétienne, alors omniprésente dans la vie de tous, depuis le souverain jusqu’aux paysans. Comme d’ailleurs beaucoup d’autres religions, les règles à suivre pour sauver son âme tendaient a réguler les attitudes prédatrices: tu ne tueras point, tu ne voleras point, tu ne tromperas pas ta femme, etc. Bien sur, le message était simple et la menace claire: se retrouver à brûler en enfer pour l’éternité. De quoi faire réfléchir même un prince ou un riche seigneur.
Bien sur, aucun système ne fonctionne de manière idéale, et certains sont toujours prêts à risquer même l’enfer pour satisfaire leur appât du gain ou leur soif de domination. Mais les sociétés européennes demeurèrent assez stables durant cette période (si l’on fait abstraction d’autres facteurs extérieurs comme les invasions ou les guerres régulières entre souverains, sans doutes surs que leur or pourrait les sauver de l’enfer). La relation entre les seigneurs locaux et la population était basée sur un système de valeurs communes, la plupart dérivées des vertus religieuses. Mes recherches généalogiques m’ont aussi permis de constater que les relations entre la famille du seigneur local et les paysans n’étaient basées ni sur le mépris ni sur l’ignorance. En effet il n’était pas rare de voir des enfants de seigneurs avoir un parrain ou une marraine issu de la population, ou l’inverse. Quand l’on connaît l’importance du parrain ou de la marraine dans la vie des familles a cette époque, il est clair que la confiance et l’affection pouvait tout a fait exister entre seigneur et paysan ou serviteur. Du reste, ils partageaient la même dureté de la vie, même si le seigneur était mieux habillé ou nourri. Tous perdaient bon nombre d’enfants en bas age, et tous étaient égaux devant les épidémies et les invasions barbares!
Mais une invention datant du 15ème siècle allait ébranler cet édifice: l’imprimerie. L’impacte de cette invention est souvent sous-estimé, mais elle joue un rôle considérable dans l’histoire de l’Europe. Elle allait mettre 2 ou 3 siècles a produire son plein effet. L’alphabétisation resta initialement limitée aux plus privilégiés, donc aux plus riches et a la classe bourgeoise qui commença a se développer a la même époque. L’alphabétisation permit une évolution des esprits, avec par exemple l’apparition de la Réforme protestante, et in fine, le début de la de-christianisation des sociétés d’Europe.
Cette de-christianisation reste initialement limitée aux classes bourgeoises et a la noblesse, ce qui est peut être a l’origine d’une évolution prédatrice dans la noblesse, qui petit a petit commença a saigner les populations a blanc par l’impôt, avec un appât du gain et de l’argent qui n’est pas sans rappeler les oligarches de notre 21ème siècle. Les déséquilibres furent exploités ensuite par ceux qui le pouvaient: les bourgeois et les nobles qui avaient senti la fin d’une époque venir. La population ne fit, comme souvent, que suivre, motivée par des années de famine latente et d’injustices flagrantes. D’une manière non surprenante, ce sont les régions les moins de-christianisées comme la Vendée qui ont le plus résisté a la vague révolutionnaire.
Alors que le siècle des lumières avant la Révolution Française est souvent présenté, avec cette même révolution, comme l’origine de la Démocratie, je ne suis pas de cet avis. Les grands noms de ce siècle des lumières sont tous soit nobles, soit bourgeois, et développent une nouvelle conception du monde et de la société qui en fait se libère des contraintes morales de la religion traditionnelle, et ouvrant la voie a une liberté nouvelle, fort bienvenue dans certains domaines, mais dont les effets pervers ont été de mettre en place toutes les conditions qui ont rendu possible la Révolution de 1789. Cette révolution n’a non seulement contribué en rien à l’établissement d’une Démocratie (pouvoir du peuple), mais a en fait permis d’établir le pouvoir bourgeois, et de le libérer des contraintes morales et humanistes de la religion. Après une étape dramatique et les folies napoléoniennes – quiconque étudiant de près l’évolution de la dermographie Française pendant cette période comprend que Napoléon a été un tueur de Français bien plus efficace que Hitler ou Bismarck, entraînant une baisse définitive de l’influence du pays en Europe – la République a vite permis un développement industriel rapide, utilisant les paysans attirés vers les villes comme main d’œuvre ignorante, malléable et exploitable a souhait dès leur enfance.
On arriva alors a un point de déséquilibre, et une nouvelle force modératrice devait être trouvée. Elle le fut bien sur non pas par les ouvriers abrutis de travail, mais par des philosophes bardés de diplômes. Il y en eu beaucoup, mais le nom d’un seul suffit a tout comprendre: Karl Marx. Le développement des théories socialistes et des mouvements s’en revendiquant ont marqué le 19ème siècle. En France ils ont créé le fond idéologique de la révolution de 1848 et surtout 1870, qui contrairement a 1789, ont été menées par les ouvriers, et non les bourgeois, avec la réaction violente que l’on connaît en 1870 et l’écrasement de la Commune dans le sang.
Mais le socialisme et le communisme restèrent des forces dangereuses aux yeux des élites, surtout avec l’établissement du premier état s’en revendiquant, après la révolution russe et la stabilisation du régime soviétique au début des années vingt. A partir de cette époque, l’ennemi communiste a en fait joué le rôle de la religion, représentant une alternative au capitalisme. Une peur du « rouge », notamment quand le PCF en France recevait régulièrement autour d’un tiers des suffrages aux élections. L’enfer avait été remplacé par la menace du basculement vers le collectivisme, poussant les bourgeois les plus avides de pouvoir et d’argent a faire les concessions nécessaires pour maintenir le calme social, et le PCF dans l’opposition.
Cet équilibre nouveau a permis, avant et surtout après la deuxième guerre mondiale de garantir une stabilité sociale, et a la grande majorité de pleinement bénéficier des Trente Glorieuses.
C’est la qu’intervient un nouveau changement fondamental – la fin du Communisme, par K.O. en URSS, par reconversion en Chine.
Bien que la peur du Communisme ait peu a peu diminué dans les années 80, l’implosion de l’URSS et indirectement la perte de vitesse spectaculaire des divers Partis politiques se revendiquant du Communisme dans les pays d’Europe de l’Ouest, ouvrit la porte a un comportement beaucoup plus décomplexé des classes dominantes. De manière lente et déguisée, nous sommes revenus a une situation comparable a l’époque précédent les révolutions de 1848 et de 1870, avec une fracture sociale considérable entre une petite minorité s’enrichissant a grande vitesse, et une masse populaire se sentant de plus en plus marginalisée.
Y aura t il réellement une nouvelle révolution sanglante en France ou non? Je n’ai pas de réponse a cette question. Mais dans tous les cas il faudra un jour réinventer un nouvel équilibre et un nouveau contre pouvoir qui limitera l’appétit des oligarches prédateurs.
Les quelques pistes qui je pense sont intéressantes sont essentiellement basées sur les technologies numériques et Internet. En effet, la peur de l’enfer a peu de chance de resurgir, et de même pour la peur du Communisme, l’égalité forcée entre les individus ayant échoué, noyée dans inefficacité chronique et l’émergence de prédateurs apparatchiks.
Le mot démocratie signifie gouvernement par le peuple, mais une vraie démocratie n’a guère existé sinon dans la Grèce antique ou en Suisse, mais limitée a une population de petite taille. Depuis 1789, le régime français est resté au niveau d’une démocratie parlementaire, en fait contrôlée par la bourgeoisie, la plupart des couches populaires étant trop peu éduquées pour participer activement a la vie politique. Mais depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, nous avons assisté en France a une augmentation phénoménale du nombre de bacheliers, qui est passé en 50 ans de 20% a près de 80% de la population scolaire. Il me semble que cela implique un certain nombre de changements qui ouvrent des possibilités nouvelles.
D’une part, le niveau éducatif des classes moyennes s’est élevé, même dans les segments les moins favorisés de cette classe moyenne. En 2019, les Gilets Jaunes, méprisés par les bobos parisiens, traités de primates incultes, ont en fait un niveau d’éducation suffisant pour appréhender le fonctionnement du monde politique et économique – et a s’y intéresser! Les catégories de population a la limite de l’illettrisme ne se trouvent pas parmi les Gilets Jaunes, mais plutôt dans les banlieues défavorisées – les zones de non-droit, comme on les appelle avec décence…
La grande majorité de la population peut en fait contribuer a la vie de la cité et prendre une part active dans la vie politique.
Les demandes répétées des GJs pour un référendum d’initiative populaire, est relativement utopique avec les procédures de vote utilisées jusqu’ici. Mais une utilisation plus systématique d’Internet et de la signature électronique (ou tout autre moyen fiable d’identification) pourra rendre son vrai sens à la démocratie. Avec de tels moyens, une initiative et une consultation populaire peuvent être mises en place et effectuées en un temps très court, en cas d’urgence en quelques jours ou même moins. Un tel système devrait bien sur être encadré et intégrer des moyens d’information permettant a chaque option de choix d’être expliquée et détaillée par ceux qui la soutiennent, afin que les électeurs puissent faire leur choix en connaissance de cause.
Avec Internet et une identifications fiables des électeurs, on peut aujourd’hui mettre en place une vraie démocratie, ou les électeurs s’informeront et voteront depuis leur domicile, sur leur PC ou Smartphone, avec une transparence totale.
Il va de soi qu’un tel système va totalement à l’encontre des intérêts des élites d’aujourd’hui et que sa mise en place ne peut absolument pas se faire dans le cadre de la république actuelle. Table rase du système oligarchique devra être fait avant de pouvoir mettre en place de nouvelles structures démocratiques. Avec des aménagements de la législation limitant les possibilités d’enrichissement excessif et mettant fin aux lobbyings divers et variés basés sur l’argent, la technologie pourra nous aider à créer un nouveau système stable, ou la peur de Dieu ou du Collectivisme sera remplacée par la peur de l’opinion majoritaire. La définition même de la démocratie!