Luc Brunet – 26 Aout 2014
Depuis sa sortie en 1983, Power, Corruption & Lies (Pouvoir, corruption et mensonges), du groupe anglais New Order, est resté un de mes albums favoris. J’ai malheureusement bien souvent l’occasion de me remémorer son titre. Un titre qui n’a pas été inventé par le groupe, mais qui vient d’un artiste allemand appelé Gerhard Richter. Un jour, à Cologne, Richter a vandalisé les murs d’une salle d’exposition, alors que New Order y donnait un concert. Ce tag a plu au groupe, qui a décidé de s’en inspirer pour le titre de son prochain album. Richter était en fait natif d’Allemagne de l’est. Il avait fui vers l’ouest quelques mois plus tôt…
Power, Corruption & Lies nous ramène immanquablement vers les réalités du monde. La plupart d’entre nous imagineront très rapidement le lien entre ces trois concepts. Peut-il y avoir pouvoir sans corruption ? Corruption sans mensonges? Peut-on arriver au pouvoir sans mentir ? Beaucoup d’autres questions viennent à l’esprit, et encore davantage de réponses, selon nos valeurs morales respectives, notre culture et nos croyances. Mais ces trois termes sont pour sûr liés à la manière dont certains groupes humains arrivent à dominer d’autres groupes, et à satisfaire leurs besoins de domination et de richesse.
Bien sûr, ces concepts se retrouvent à tous les niveaux de l’interaction entre humains, mais je voudrais ici me limiter à la leur utilisation typique dans la cadre de la politique, aux niveaux local et international. Tout d’abord, l’ordre des mots utilisés par Richter est, volontairement ou non, très significatif.
L’époque du Pouvoir de la force pure
Dans les anciens modèles de société, le Pouvoir était de loin le principal outil de domination, au sens de la force pure et de la peur engendrée par cette force brutale. La tradition de mener des exécutions et des tortures en place publique était un élément clé dans la pérennité du système. L’autre peur, celle de Dieu et de brûler en enfer, venait renforcer l’emprise totale sur les populations. Les élites dominantes pouvaient décider d’entrer en guerre contre les élites voisines, et les gens simples (des paysans en majorité) allaient à la guerre sans se poser de questions, vu que c’était la volonté de Dieu et du Seigneur local. Dans la plupart des cas, ces soldats se battaient et mouraient sans rien savoir des raisons de ces guerres, et sans doute même sans savoir qui étaient les autres malheureux qui se faisaient tuer de l’autre côté. L’idée de demander ou de discuter de ces questions était bien au-delà de leurs possibilités culturelles et de leur champ d’initiative.
Ce type de système a perduré pendant des siècles et n’a été remis en question que par des changements profonds intervenus dans la société. En Europe, ce fut le cas aux XVIIIe et XIXe siècles, avec la progression de l’alphabétisation et l’apparition de la presse. Envoyer les gens à la guerre, exiger des impôts exorbitants pour financer des conflits ou construire des châteaux gigantesques ne pouvait plus être imposé par la force brute, sauf à courir le risque de voir le peuple se révolter. Un nouveau concept était en train d’apparaitre, celui de l’opinion publique. Même avant l’avènement des démocraties occidentales, cette opinion publique était devenue un souci constant pour les élites, alors même qu’un autre pilier de leur domination, la religion, était en plein effondrement. D’autres arguments devaient être apportés pour convaincre les foules du bienfondé d’une guerre, et le patriotisme commença à jouer un rôle important : on commença même à l’enseigner dès la petite école. Il s’agit non pas de ce patriotisme paisible et positif permettant à une nation de trouver son unité et sa stabilité, mais d’un patriotisme agressif, dirigé contre ses voisins. Par exemple, les enfants français du début du XXe siècle étaient, dès l’école, poussés à se venger des « Boches » (les Allemands), qui avaient pris l’Alsace et la Lorraine à la France en 1870. Des livres pour adultes et enfants étaient dédiés à cela, décrivant les Allemands comme des bêtes sanguinaires coupant les mains d’enfants innocents…
Tout était fait pour maintenir la haine de « l’Allemand » dans la population. An 1914, les jeunes soldats partirent à la guerre convaincus qu’ils allaient enfin venger les provinces martyres, sans savoir que les raisons de la guerre étaient en fait bien peu liées à cette vengeance. Ils n’avaient bien sûr jamais entendu parler des changements systémiques en cours entre les grands pays d’Europe. Mais ce patriotisme du début du XXe avait ses limites, illustrées par les nombreux cas de désertion ou de fraternisation entre troupes ennemies dans les tranchées, et les nombreuses exécutions pour haute trahison en résultant du côté français (un fait très longtemps considéré comme tabou en France).
Quand la propagande systématique prit la main
Un nouvel outil devait être inventé par les pays voulant construire un régime dictatorial et contraignant, qui devint partie intégrante des systèmes nazi et communiste : la propagande. Dans ces deux régimes, un ministère était dédié à cet outil de domination, ainsi que différents groupes tenus secrets, ou non, construisant pour leur population un monde virtuel. Dans les deux cas, le patriotisme n’était plus suffisant, même sous sa forme la plus négative et agressive. Ces régimes avaient besoin d’une illusion bien plus grande et démesurée, d’un idéal bien au-dessus de l’homme de tous les jours, capable de subjuguer les foules. Comme l’a très bien formulé Joseph Goebbels :
« Si le mensonge est suffisamment gros et si il est répété suffisamment longtemps, les gens vont finir par le croire. Le mensonge peut être maintenu par l’État aussi longtemps que les gens peuvent être tenus ignorants des conséquences politiques, économiques et militaires de ce mensonge. Il est donc fondamental pour l’État de supprimer la dissidence par tous les moyens, car la vérité est l’ennemi mortel du mensonge, et par extension, elle est l’ennemi mortel de l’État ».
Ci-dessus, deux photos rares de Goebbels en 1933. A gauche, il a bien commencé une session de photos avec le photographe Alfred Eisenstaedt et est tout sourire. Puis il apprend que le photographe est juif, laissant apparaitre sa haine sur la photo de droite…
Les deux régimes nazi et communiste fonctionnaient cependant selon des principes assez différents. Le système nazi utilisait une forme de propagande très moderne (même selon des critères d’aujourd’hui), et Goebbels s’est même vanté de s’être inspiré de la nouvelle école de marketing et de relation publique alors fleurissante aux États-Unis. Il faisait appel aux nouvelles technologies, telles que la radio, et utilisait des effets esthétiques raffinés à base de musique, de sons et d’effets visuels très forts. Il réussissait ainsi à organiser des événements non seulement impressionnants par leur ampleur, mais en plus fascinants par leur esthétisme. Les uniformes de la Waffen SS devaient apparaître à la fois effrayants pour l’ennemi, et élégants, voire beaux à leur manière, pour le public allemand. Les soldats et les officiers devaient être fiers de les porter, et le public devait être fier de les admirer. D’énormes rassemblements étaient organisés dans d’immenses stades, avec des éclairages, une musique et un sens du spectacle jamais égalés.
Non, je ne deviens pas un admirateur des Nazis, mais je suis sûr que vous et moi aurions été très impressionnés, si nous avions assisté aux soirées surréalistes de Nuremberg en 1938 ou 1939 ! C’était précisément le but de ces soirées : impressionner. Si bien que, jusqu’en 1944, le régime nazi ne fut que rarement obligé d’utiliser la terreur contre ses propres ressortissants aryens. Toute la haine pouvait être dirigée contre les ennemis du Reich. La population vivait dans un monde virtuel, totalement subjuguée par un outil de propagande suprêmement efficace. Quand les Allemands se réveillèrent, ils étaient déjà en enfer.
En URSS, le système de propagande était moins sophistiqué, car l’usage de la terreur pure contre la population y avait un rôle fondamental, contrairement au Troisième Reich. Une des raisons était aussi une différence de fond entre les deux régimes : les Nazis étaient concentrés sur leur haine contre des ennemis externes, en général sur des bases ethniques, alors que l’URSS était surtout occupée à faire souffrir et à tuer sa propre population, voire ses propres élites. Je recommande d’ailleurs un ouvrage très détaillé sur ce sujet, publié en 1973 par Hannah Arendt : Les Origines du totalitarisme [1].
Le mensonge et la propagande perdirent peu à peu en efficacité, au fil des ans, au point de devenir presque caricaturaux pendant la période de stagnation qui commença au début des années 70. Malgré tout, ils jouèrent un rôle important pour maintenir en vie le système soviétique, mais ils commencèrent à céder du terrain au troisième facteur, la corruption.
En Europe non communiste, le rôle de la propagande diminua après la Deuxième Guerre mondiale, mais un nouveau media fit son apparition, bien plus puissant que la presse écrite et même que la radio : la télévision. Dès son origine, le nouveau media fut, tout comme la radio, mis sous le contrôle des États, avec une efficacité totale, étant donné la courte portée des émetteurs TV. La TV ne diffusait donc que dans le pays émetteur, contrairement aux stations radio, qui pouvaient couvrir plusieurs pays, telles RTL ou Europe1. Je me souviens du ministre français de l’Information, Alain Peyrefitte, expliquant le rôle des informations du soir à la TV et le type de messages que le gouvernement souhaitait y voir passés. Ces mots correspondaient à une réalité bien concrète et le contenu de chaque bulletin devait être validé avant sa diffusion. Je me rappelle également Radio Caroline [2], la seule radio pirate, qui, de 1964, à 1990, a émis depuis un bateau stationné dans les eaux internationales, au large de la Grande-Bretagne. Si elle n’a pas été détruite par les navires militaires anglais ou français, c’est que son thème principal était la musique et non la politique.
Le pouvoir politique avait compris que donner totale liberté à la radio ou à la télévision pouvait être dangereux : il avait peur de voir les différents médias relayer la propagande soviétique. Mais ce n’était pas sa seule peur : il craignait tout simplement de perdre le contrôle de l’opinion publique.
Dans les années 80 (et même avant, en Italie) ce monopole étatique sur l’information radio-télévisée s’est effondré, et les radios privées indépendantes se sont multipliées, suivies par les TV privées, en moindre nombre cependant que les radios, en raison des investissements nécessaires. Une période de liberté de parole sans précèdent commença, envahissant même les chaines d’État. En France par exemple, des programmes et des humoristes très critiques du monde politique devinrent immensément populaires, comme Desproges ou Coluche. La presse suivit le mouvement, avec des journaux comme Libération.
Une nouvelle forme de corruption des esprits, très Orwellienne : le politiquement correct !
Ces vingt dernières années, le contrôle des medias a été repris de manière aussi efficace qu’au temps d’Alain Peyrefitte, mais sur une base différente. Une nouvelle sorte de corruption a remplacé le contrôle étatique, une corruption complexe et vicieuse, plus insidieuse que le simple pot de vin.
La plupart des médias sont maintenant contrôlés pas des groupes financiers proches du Système (quelle que soit la tendance politique) et du monde multinational des affaires. Les journalistes qui osent dévier de la ligne officielle savent qu’ils risquent de perdre leur poste à la moindre incartade, avec guère de chance d’en trouver un autre de même niveau, ou même d’en trouver un, quel que soit le niveau. La censure d’État des années 60 a été remplacée par une autocensure alimentaire, qui s’avère bien plus efficace. De même que le monde politique a totalement abdiqué au profit du monde de la finance, les médias censurent désormais les informations qui ne plaisent pas aux marchés, sans même que lesdits marchés aient à le leur demander.
On a également vu la propagande resurgir, mais cette fois pas de manière systématique comme sous les régimes dictatoriaux du XXe siècle. Plus subtilement elle s’exerce au cas par cas, au fil des crises. Les armes de destruction massive qui ont justifié l’intervention US en Iraq en sont un exemple des plus énormes. Ce cas n’est du reste pas seulement un mensonge, mais aussi la fabrication délibérée de preuves, présentées en février 2003, lors de la mémorable session à l’ONU, par Colin Powell, alors Secrétaire d’État à Washington (l’équivalent de notre ministre des Affaires étrangères). Powell ne s’en est d’ailleurs jamais vraiment remis. Il se déclare aujourd’hui amer d’avoir été utilisé par le pouvoir US de cette manière. Avons-nous jamais eu des explications sur ces preuves inventées ? Non, bien sûr. Colin Powell lui-même a demandé en 2011 la raison pour laquelle on lui a fourni de fausses informations. A-t’il reçu une réponse ? Non, sans doute.
La possibilité de disséminer la vérité dans les livres et les journaux a vite été tuée par la censure. La même chose est arrivée à la radio et la télévision, initialement par la censure, puis par l’autocensure. Internet est maintenant l’espace nouveau de liberté, trop ouvert, et qui connecte trop de millions d’utilisateurs pour être censuré de la même manière, même si des efforts sont faits en ce sens, comme le scandale de la NSA l’a montré. Internet réussira-t’il a survivre comme espace de liberté ? Personne ne le sait, mais la réponse est entre les mains de chacun de nous !
30 ans plus tard, au XXIe siècle, les mots de Richter sont toujours d’actualité.
Power, Corruption & Lies !