Luc Brunet – 24 Février 2024
Cet article sera assez inhabituel et difficile, car je tenterai de décrire ici les scénarios géopolitiques possibles pour les années à venir.
Mais l’exercice n’est pas complètement nouveau pour moi et j’ai tenté à plusieurs reprises d’imaginer l’avenir. Pour être honnête, je dois dire que j’avais tout à fait raison sur de nombreuses hypothèses, à l’exception d’un facteur : le timing. Le meilleur exemple est l’implosion du dollar américain sous la pression du dette après la crise de 2008. Cette situation, grâce au bon contrôle par les États-Unis des marchés financiers et des flux financiers à travers le monde, a pu perdurer jusqu’à présent, et ce n’est que maintenant que nous pouvons voir les risques s’accroître, avec la dédollarisation de l’économie internationale, en grande partie dûe aux sanctions contre la Russie en 2022.
L’inertie est un facteur important et, dans de nombreux cas, les changements ne se produisent pas aussi vite que prévu. Mais les tendances restent les mêmes, ce qui rend changement inévitable, même s’il est retardé.
Le paragraphe qui suit répète en partie ce que j’ai écrit dans des articles précédents, mais il est important de bien comprendre le paysage dans lequel se déroulent les événements actuels.
La fin de 500 ans de colonialisme
La domination de l’Europe dans les affaires mondiales a commencé il y a environ 500 ans, avec une croissance rapide de sa population et des progrès technologiques qui ont permis à des pays comme la Grande-Bretagne, la France ou l’Espagne de naviguer sur de grandes distances avec des navires raisonnablement surs, capables de transporter un grand nombre de personnes et beaucoup de marchandises.
Les puissances européennes ont quasiment absorbé le reste du monde, et plusieurs types de colonisation peuvent être identifiés :
- le type génocidaire, majoritairement utilisé par les pays du nord de l’Europe, bien sûr en Amérique du Nord avec l’élimination des populations locales, mais aussi en Australie et en Nouvelle-Zélande. Le nombre relativement faible d’habitants locaux a permis la reussite de cette strategie.
- le type génocidaire raté, où la famine et la production de drogues ont été utilisées mais n’ont pas conduit à une véritable diminution des populations locales. L’Inde et la Chine sont des exemples de cette option, qui a échoué en raison d’une population très importante par rapport au nombre de personnes que les Européens pouvaient y envoyer pour imposer leur pouvoir par la force.
- une option plus douce a été principalement utilisée par les Européens du Sud et la France, par exemple en Amérique du Sud et en Afrique. Les locaux n’ont pas été physiquement éliminés, mais plutôt utilisés comme force de travail. Bien que plus douce qu’un génocide, cette option n’en demeure pas moins une exploitation des pays colonisés. Présenter cette période comme un âge d’or amenant les populations locales à la civilisation est de loin exagéré. Le flux d’esclaves africains envoyés/vendus vers les Amériques en est une bonne illustration.
La période coloniale s’est terminée au milieu du XXe siècle, du moins formellement. En réalité, la colonisation physique, entretenue par la force militaire, a été remplacée par une colonisation économique, où les armes et les soldats ont été remplacés par le contrôle financier et les dirigeants locaux corrompus. En parallèle, la domination européenne globale a été remplacée par une domination américaine, ce qui est compréhensible si l’on considère la place très dominante des États-Unis dans la production de biens et de services à l’échelle mondiale à cette époque.
Encore une fois, les anciens instruments de colonisation appelés armes, évangélisation forcée, diplomatie de la canonnière ont été remplacés par des accords commerciaux contrôlés par l’Occident, le FMI, la Banque mondiale, et par une certaine violence lorsque la situation semblait trop dangereuse pour les intérêts de l’Occident. Regardons plus en details chaque région.
En Amérique du Sud, les États-Unis ont remplacé l’Europe, non seulement économiquement, mais aussi politiquement, par des actions régulières visant à punir les pays qui ne se conformaient pas à l’orientation occidentale, comme au Chili en 1973, portant Pinochet au pouvoir.
En Afrique, les ex-colonisateurs ont pris le contrôle économique et ont continué l’exploitation à faible coût des ressources naturelles, avec le soutien des élites locales corrompues. Lorsqu’un pays voulait changer les choses et prendre le contrôle des bénéfices issus de la vente de ses ressources, l’assassinat était souvent utilisé, comme contre Patrice Lumumba, Mehdi Ben Barka ou plus récemment Mouammar Kadhafi. L’Afrique, après 60 ans d’indépendance, est toujours un continent très pauvre – ce n’est pas un résultat positif de la décolonisation. Bien que la production exportée vers le monde soit très importante, la plupart des bénéfices sont récupérés par les entreprises occidentales opérant sur le continent, un système utilisé partout et l’outil de base de ce que j’appelle la colonisation économique, ou néocolonialisme.
En Asie, l’évolution a été très similaire mais contestée par davantage de pays, comme l’Iran, la Syrie, l’Afghanistan et d’autres. Nous savons tous ce qui est arrivé à ces pays.
Enfin, il faut considérer la Russie comme une exception. Premièrement, la Russie n’a jamais été colonisée par l’Europe, malgré des tentatives infructueuses. Deuxièmement, elle ne s’est jamais lancée dans l’aventure de la colonisation et n’a jamais envoyé ses soldats sur des rivages éloignés. En tant que véritable puissance continentale, elle s’est développée dans les territoires qui l’entouraient, créant principalement un tampon autour de ses régions centrales.
Qui mène les guerres en cours ?
Depuis 2008, j’ai écrit à plusieurs reprises sur la guerre entre l’Occident et le reste du monde. Beaucoup se sont moqués de moi ou m’ont « un-friended ».
Désormais, des responsables russes, chinois, européens ou américains évoquent ouvertement une posture martiale entre les deux groupes, affirmant clairement que l’objectif de l’ouest est d’affaiblir, voire de détruire la Russie. Les premiers pas vers cette destruction ont été faits dans les années 90, comme le décrit mon article « La Russie de leurs rêves » publié en 2015. Mais la tentative a échoué en 2000.
Jusqu’en 2024, les dirigeants russes, naïfs ou effrayés par ce qui se préparait, se sont abstenus d’utiliser de tels termes. C’est n’est désormais plus le cas, et ils indiquent clairement que la Russie doit être détruite pour assurer la survie du « gouvernement mondial » dirigé par l’Occident et que, symétriquement, la survie de la Russie nécessite la destruction de l’Occident.
Cela ne peut pas être plus clair.
Voyons maintenant qui sont les deux camps et leurs alliés ou satellites respectifs.
L’Occident comprend d’un côté bien sûr les États-Unis comme leader, suivis de ce qu’ils ont tendance à appeler la « communauté internationale », c’est-à-dire l’Europe, le Canada, l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud et quelques pays très soumis en Amérique latine ou en Asie comme les Philippines.
Il faut ajouter un pays, Israël. Ce petit pays du Moyen-Orient avait l’opportunité de développer une relation privilégiée avec la Russie, permettant de mettre en œuvre une véritable paix avec la Palestine et un apaisement dans ses relations avec l’Iran, pour finalement rejoindre les BRICS. Mais sa dépendance à l’égard des États-Unis et ses liens profonds avec le lobby juif aux États-Unis ont rendu cela totalement impossible. Au contraire, ils se sont désormais engagés dans une guerre coloniale, où les « européens » s’emparent par la force des territoires de « locaux ». Impossible de trouver un plus mauvais moment pour jouer aux colons.
Comme en Ukraine, les nouvelles générations israéliennes ont été élevées dans la haine des Arabes (haine des Russes en Ukraine). Le résultat est le comportement criminel de leurs soldats et le discours arrogant de leurs dirigeants politiques, tout comme en Ukraine. Le résultat sera le même et, comme tous les pays fondés sur la haine des autres dans le passé, ils ne survivront pas aux changements à venir.
De l’autre côté du combat, on peut compter tous les autres pays, c’est-à-dire toutes les ex-colonies de l’Occident, plus la Russie, même si certains pays hésitent encore, un jour soutenant l’Occident, l’autre jour le condamnant, comme l’Inde ou la Turquie.
On appelle généralement ce groupe le « Sud global ». En fait, une union de tous les pays ex-colonisés, qui n’ont désormais plus peur de la force militaire de l’Occident. D’où le sentiment qu’ils semblent réellement prendre plaisir à donner une leçon à leurs anciens maîtres.
Où sont les points forts respectifs?
Économie: bien que le poids économique de l’Occident soit encore très élevé, il est en effet inférieur à ce que l’on peut lire sur les graphiques comparant les PNB entre les pays. Après des années de délocalisation, le PNB des États-Unis et de l’Europe comprend une très grande quantité de services, qui n’apportent en effet rien si l’on compare les forces avant un conflit militaire. Nous en avons vu l’impact lorsqu’en 2022, beaucoup de gens pensaient que la Russie, avec un PNB proche de celui de l’Italie, n’avait aucune chance de survivre face aux armes de l’OTAN et aux sanctions occidentales. Ils se sont completement trompés. De plus, la plupart des pays du Sud ont un PNB de type productif et industriel comme la Russie.
Technologie: en termes d’armement, la Russie s’est révélée plus avancée que l’Occident après deux ans de guerre en Ukraine. Les efforts conjoints avec la Chine et l’Iran font une différence encore plus grande.
Matériel humain: la plupart des pays du Sud n’ont pas été touchés par le type de développement woke que nous observons en Occident. Les gens sont prêts à se battre pour leur patrie et à défendre leurs traditions, notamment contre les schémas matérialistes et égoïstes occidentaux, sans même parler de l’hystérie LGBT. En Occident, la plupart des jeunes générations ont été élevées pour devenir de bons consommateurs et n’ont aucune envie de renoncer à leur confort matériel pour défendre… quoi ? les élites européennes non élues ? leur vieillissant et déjà fatigué (je suis poli aujourd’hui) POTUS ? Aux États-Unis, environ 70 % de la population jeune est d’ailleurs inapte au service militaire en raison de problèmes de surpoids, de santé ou de dépendance.
La Russie et la Chine connaissent également une diminution de leur population, mais rien de comparable à celle du Japon ou de l’Allemagne, et doivent quoi qu’il arrive faire attention à ne pas perdre trop de personnes dans un conflit. C’est d’ailleurs la principale limite à l’engagement de la Russie, dont la population russe peut se féliciter!
Industrie militaire: comme l’ont démontré les deux années d’opérations militaires en Ukraine, la Russie a été capable d’accélérer la production d’armes de toutes sortes, tandis que l’Occident a presque vidé son stock d’armes pour soutenir un seul champ d’opérations en Ukraine.
Sur chacun des quatre critères ci-dessus, les pays du Sud ont un net avantage.
À quoi peut-on s’attendre en 2024
Je suppose que la Russie gagnera en Ukraine et que cela peut réellement se produire en 2024, l’armée ukrainienne montrant déjà des signes de panique. Kiev est d’ailleurs privée d’aides par le parti républicain américain, qui anticipe un échec et souhaite que cela se produise avant les élections américaines de novembre 2024, ce qui rendrait leur victoire encore plus probable et leur permettrait de rejeter toute la responsabilité de l’échec sur les démocrates.
La suite dépendra du niveau de folie de l’OTAN et de l’Occident, et de leur décision potentielle d’impliquer d’autres pays et d’étendre le conflit, par exemple à la Moldavie ou même à la Pologne. Une nouvelle option apparaît également avec les accords bilatéraux signés entre Kiev et quelques pays de l’OTAN comme la France, l’Italie, l’Allemagne ou le Canada, qui permettraient à ces pays d’envoyer des troupes en Ukraine sans engager formellement l’OTAN.
Mais il ne faut pas oublier que l’Ukraine n’est pas le seul champ de bataille. Israël en est un autre, Taiwan pourrait être le prochain, et bien d’autres pourraient surgir, même dans des endroits moins probables.
Plus important encore, je crois qu’un autre conflit a maintenant commencé, celui-ci à l’intérieur des États-Unis, où de plus en plus de personnes et d’États comprennent que Washington mène le pays au désastre. Bien sûr, les problèmes liés aux migrants illégaux sont très visibles, mais de nombreux autres problèmes de société comme la drogue, les LGBT, l’éducation et bien d’autres divisent la population américaine en deux camps. Les conservateurs sont en effet proches des pays du Sud dans la manière dont ils souhaitent que le monde évolue, et n’acceptent pas le « gouvernement mondial » promu par Soros et le WEF.
Ce conflit aux États-Unis sera en 2024 le plus important pour nous tous. Si il se développe rapidement, il peut nous sauver d’une guerre mondiale. La division des États-Unis en plusieurs pays permettrait d’obtenir tout ce qui est nécessaire pour éviter une telle guerre:
- marginalisation des néolibéraux aux États-Unis et création de nouveaux pays capables de trouver un langage commun avec la Russie, la Chine et d’autres pays du Sud.
- le démantèlement des organisations clés qui sont à l’origine de la plupart de l’instabilité et des problèmes mondiaux : le Pentagone, l’industrie militaire américaine, la CIA et ses vassaux MI6 et Mossad, le Bilderberg, le FMI et la Banque mondiale, et bien sûr l’OTAN et le l’Union Européenne.
- en corrélation avec l’effondrement de l’UE, il y a la renaissance des États souverains en Europe. Comme l’écrit E Todd dans son dernier livre : « le mieux qui puisse arriver à l’Europe est la fin des États-Unis ».
- Les États-Unis devraient également quitter le Moyen-Orient, laissant Israël seul, entouré de millions d’Arabes vindicatifs. Seule la Russie pourra contribuer à éviter un bain de sang, et elle le fera, comme toujours.
Sans une telle scission et un tel effondrement des États-Unis, le scénario pourrait être plus sombre. Au vu du manque d’empathie, de culture et de l’arrogance de nombreux dirigeants occidentaux, une victoire russe en Ukraine pourrait conduire à une escalade hystérique et l’utilisation de missiles balistiques nucléaires deviendrait alors une possibilité réelle.
D’autres événements inattendus pourraient également contribuer à accélérer l’effondrement de l’Occident avant le désastre, mais les conservateurs américains, Texas en tête, me semblent les seuls capables d’initier le changement à l’intérieur de l’Occident. Ils sont déterminés, disposent de nombreuses armes, d’un véritable leadership politique et n’ont pas peur. Au contraire, les populations européennes n’ont ni armes, ni leadership politique alternatif, et n’ont aucune chance de parvenir à un véritable changement en Europe.